Qu’on soit consommateur ou pas, la légalisation du cannabis est intrigante. Récemment, j’ai été invitée à une visite de presse chez le plus grand producteur au Canada, Canopy Growth, situé à Smith Falls, en Ontario. À quoi ça ressemble une usine de pot?
Du chocolat au pot
Marie-Ève Laforte
L'ancien équipement de chocolaterie chez Tweed, qui sera bientôt opérationnel à nouveau. Au moment de la visite, des techniciens s'affairaient à remettre les machines en marche.
Smith Falls, c’est une petite ville d’environ 9000 habitants, située à mi-chemin entre Ottawa et Kingston (à 3 heures de Montréal). Canopy Growth, qui propose entre autres ses produits sous la marque Tweed, s’est installée dans une ancienne usine de chocolat Hershey. L’usine, le principal employeur autour, avait fermé précipitamment en 2008, ce qui avait amené un important déclin dans la région. L’usine a ensuite été achetée par Canopy/Tweed et réouverte en 2015 pour produire de la marijuana médicale. D’abord, la production était assez limitée, mais elle a pris de l’expansion avec l’annonce de la légalisation. Aujourd’hui, l’usine est à 85 % de sa capacité de production et elle sera bientôt à pleine capacité grâce à l’ajout de produits… de chocolat!
Tweed avait toujours souhaité boucler la boucle et recommencer à faire du chocolat dans l'usine -cette fois infusé de cannabis, bien sûr. Cela sera rendu possible par la légalisation des produits dérivés, prévue par le gouvernement fédéral pour octobre prochain. Tweed a déjà choisi le chocolatier qui mènera ces opérations à leur usine… et ce n’est pas n’importe lequel. On ne parle pas de chocolat industriel comme en faisait Hershey, mais bien de produits artisanaux, de la plus haute qualité, à base de fèves de cacao soigneusement choisies et d’origine unique. Leur partenaire, c’est Hummingbird Chocolate, considéré comme l’un des meilleurs au monde, rien de moins!
Tweed estime qu’à terme, le chocolat au cannabis pourrait représenter environ 15 % de leurs ventes.
Une atmosphère très « style de vie »
Marie-Ève Laforte
Un mur végétal imposant à l'entrée de l'usine.
Ce qui marque vraiment lorsqu’on arrive chez Tweed, ce sont tous les efforts mis en place pour donner une ambiance chaleureuse, invitante, contemporaine et très tendance. La première chose à spécifier, c’est qu’on ne vend aucun produit du cannabis sur place : en Ontario pour l’instant, la marijuana légale est uniquement disponible en ligne. Et… N’entre pas qui veut pour effectuer une visite. Au comptoir, j’ai dû remettre mon passeport qui a été soigneusement vérifié par le personnel.
Mais il y a une très belle boutique proposant des items identifiés à la marque : vêtements et accessoires, tasses à café, papeterie et autres articles promotionnels similaires. On y retrouve également des produits choisis au design impeccable comme des jetés ou des coussins, mais aussi des articles de fumeur.
En arrière de la boutique, il y a également un espace incroyable qui s’apparenterait beaucoup plus à un loft de Brooklyn ou encore un collectif d’artistes de Los Angeles qu’à une petite ville de l’Ontario rurale! Murs végétaux impressonnants, lounge avec espace de lecture, bar à café de luxe, cuisine toute équipée qui donne vraiment envie d’y passer du temps… Sur les lieux, il y a de plus un petit musée du cannabis, un espace pour démystifier les terpènes (des composés moléculaires contenus dans la plupart des plantes, qui sont responsables de leurs arômes et leurs odeurs) ainsi que de nombreux employés très gentils et empressés.
Trois impressions de départ
Marie-Ève Laforte
L'immense bibliothèque de l'espace lounge chez Tweed. On y retrouve des ouvrages divers reliés au style de vie... Mais également des rappels de l'historique de l'usine ainsi que des livres sur le cannabis.
Mes trois impressions : 1- il y a manifestement BEAUCOUP d’argent en jeu, 2- Un énorme effort est mis pour modifier l’image du cannabis et le montrer comme s’intégrant dans un style de vie intéressant et 3- Quelle manne inespérée pour les gens de Smith Falls et des alentours!
Le côté financier
Et premièrement, de l’argent, il y en a, entre autres à cause d’un investissement important (plus de 4 milliards $) de Constellation Brands dans la compagnie Tweed. Constellation, c’est un conglomérat d’alcools, qui distribue plusieurs des boissons que vous buvez probablement déjà : la bière Corona, les vins Kim Crawford et Robert Mondavi, la vodka Svedka… Dans le monde, de nombreuses brasseries s’intéressent de plus en plus au cannabis et ce, même ici au Québec : Molson Coors a également conclu un partenariat avec une compagnie d’ici l’année dernière. Il faut comprendre que le cannabis, c’est une industrie colossale : 24,2 milliards $ de ventes légales sont prévues d’ici 2021[1].
Canopy est désormais une entreprise cotée en bourse, même si malgré l’enthousiasme des investisseurs elle n’est pas pour l’instant profitable à cause de ses importants investissements de départ. C’est semble-t-il le cas de la plupart des compagnies similaires, dans un contexte de marché nouveau et en développement.
Le « style de vie »
Deuxièmement, l’angle «style de vie» est un peu étonnant, parce que disons-le, il ne correspond probablement pas au consommateur type des produits du cannabis. Mais il permet peut-être aussi à ceux qui consomment tout en n’appartenant pas à cette image répandue de s’affirmer avec plus de confiance? D’emblée, je pouvais penser par exemple aux femmes, aux personnes plus âgées, aux gens plus aisés financièrement…
Même le nom Tweed ainsi que l’image de marque ont probablement été choisis en ce sens. Tweed contient bel et bien le mot «weed» en anglais, mais il évoque autre chose en premier lieu, la tradition et le confort du tissu anglais, un classique qui ne se démode pas et qui revient même périodiquement à la mode. Tous les produits dérivés de Tweed, par exemple les vêtements, affichent uniquement le logo, sans aucune feuille de marijuana ou autre symbole similaire auquel on pourrait s’attendre.
Le cannabis pour sauver une petite ville
Et puis clairement, l’arrivée de Tweed a énormément revitalisé la ville de Smith Falls, procurant des emplois intéressants avec de bonnes conditions (la cafétéria des employés était tout simplement à faire rêver) à plus de 1 000 personnes dans un milieu qui périclitait. Ce n’était certainement pas quelque chose que les gens pouvaient imaginer lors du départ de Hershey!
En apprendre plus sur le cannabis
Marie-Ève Laforte
Une pouponnière de plantes de cannabis chez Tweed.
Nous avons été invités à parcourir les installations, en compagnie d’Adam Greenblatt, un activiste de longue date, maintenant employé de Tweed. Adam, qui a longtemps défendu les droits des malades à l’accès à la marijuana (bien avant que ce soit légal), nous a raconté qu’il est arrivé au cannabis à travers son père, atteint de sclérose en plaques.
Il nous a expliqué par exemple qu’une plante de cannabis prend environ 3 mois et demi à arriver à maturité à partir d’une bouture. S’ajoute ensuite environ 2 semaines de séchage, entre 1 et 4 semaines pour l’analyse rigoureuse de chaque échantillon à vendre, plus le temps d’emballage et de distribution.
Dans l’usine, chaque pied carré de plantation peut ainsi rapporter environ 40 gr de produits du cannabis, qui se vendent sur le marché légal à environ 5 $ chacun. Les plantes, soigneusement chouchoutées, sont gardées dans un état de «printemps perpétuel» (luminosité, humidité, aération) afin de favoriser leur floraison.
Un ajustement «normal»
Adam ne s’en faisait pas trop des pénuries vécues dans les succursales de la SQDC; pour lui, la légalisation est «un processus, pas un événement». Il croit que c’est normal que le marché légal prenne un peu de temps à s’ajuster au début; ça a été après tout le cas aussi en Californie, où la légalisation a eu lieu au début 2018, avec plusieurs petits problèmes initiaux d’approvisionnement et autres.
Une question de justice sociale
La dimension la plus intéressante du discours d’Adam, je trouve, était plutôt reliée à la dimension sociale de la légalisation. Pour lui, c’est beaucoup moins une question de commerce que de «justice sociale» : j’ai uniquement pu trouver des statistiques pour les États-Unis, mais en 2017 seulement, près de 600 000 personnes ont été emprisonnées pour un délit de possession simple relié à la marijuana[2]. De ce nombre, 47% étaient des Noirs ou des Latinos, alors que ces derniers sont beaucoup moins nombreux dans la population américaine générale. Adam affirmait qu’au Canada, même si les lois ont toujours été moins sévères, les Amérindiens étaient largement surreprésentés dans des condamnations reliées au cannabis.
À voir : Qu'est-ce qui se passe quand tu fumes un joint?
Un dîner très spécial
Marie-Ève Laforte
Le chef Jean Soulard explique son intérêt envers la cuisine au cannabis.
Le dîner a sans doute été le clou de cette journée étonnante : un repas trois services préparé par nul autre que Jean Soulard, chef exécutif du prestigieux Château Frontenac pendant plus de 20 ans. Le chef Soulard, âgé de 66 ans, a en effet publié un livre sur la cuisine au cannabis l’an dernier, qui a été vu comme un choix étonnant pour plusieurs de ses fans fidèles.
Avec beaucoup de soulagement, j’ai appris que même s’il préparerait des recettes du livre, il n’y aurait aucun cannabis dans le repas. Chef Soulard nous a tout de même expliqué que ce projet était né de sa curiosité d’abord : auparavant, il n’avait jamais fumé un joint de sa vie! Mais à mesure qu’il a expérimenté et fait goûter ses recettes à ses proches, ses amis et ses voisins, ce projet «d’abord ludique» a pris une tournure plus sérieuse. C’est-à-dire qu’il s’est rapidement rendu compte qu’il y avait différentes précautions à prendre et règles à respecter pour que «tout se passe bien»; c’est pourquoi il a voulu fournir cet outil de «mise en garde» aux gens.
C’est ainsi que nous avons appris que le cannabis est «liposoluble», c’est-à-dire que pour le cuisiner, il faut le mélanger à un liquide gras, que ce soit un pesto, une sauce, du beurre ou de l’huile… J’ai particulièrement apprécié son délectable sabayon pour dessert, servi sur des petits fruits macérés dans le vin et l’eau-de-vie d’érable.
En guise de conclusion
Marie-Ève Laforte
Adam Greenblatt parle des différents terpènes (composés aromatiques) contenus dans le cannabis et partagés avec d'autres plantes, comme le citron, le pin, le romarin, la camomille, le poivre...
En tous points, cette journée a remis en cause mes idées préconçues sur le cannabis –et sur les gens qui le consomment. Lorsque j’ai demandé à Adam comment il voyait l’industrie dans cinq ans, il m’a répondu qu’il s’agirait probablement d’un mouvement mondial avec une croissance phénomènale, avec par exemple l’huile de CBD (une des deux composantes principales du cannabis, qui n’est pas psychoactive donc ne «gèle» pas, mais possède plusieurs propriétés médicinales) disponible en vente libre dans les pharmacies est autres endroits similaires.
À lire : 5 produits de beauté avec du cannabis
Adam croit également que la légalisation du cannabis va positionner le Canada comme un leader «humanitaire» dans le domaine, puisqu’il a été parmi les premiers à le faire à un niveau national (après l’Uruguay). De nombreux pays qui considèrent la légalisation, ne serait-ce que comme une forme de décriminalisation, observent actuellement comment ça se passe ici et nous considèrent même un modèle. Et même que quelques jours avant notre visite à l’usine, de très hauts dirigeants de la Corée du Sud étaient semble-t-il sur place pour voir comment ça se passe…