J'ai longtemps cru que la mer avait des dents. Le cinéma de mon enfance avait réussi sa job : me faire peur. Tellement, que j'ai passé de nombreux étés dans la piscine hors terre de mes parents à m'extirper hors de l'eau en panique, parce que j'avais imaginé qu'un grand requin blanc arriverait par magie – à partir d'un recoin sombre de la piscine quand le jour commençait à tomber – pour venir me tailler les ongles d'orteils.
Même si j'étais dans une ridicule piscine, je n'avais pas tort. La mer a des dents. Elle a aussi des yeux.
Et du plastique. Beaucoup, beaucoup de plastique. Continuez de lire, on y reviendra. J'en étais où? Ah oui. Me faire faire une pédicure imaginaire par le requin du film Jaws.
Malgré mon imagination trop vive, j'ai longtemps été comme un petit poisson dans l'eau. Je m'improvisais nageuse synchronisée dans l'eau chlorée de la Rive-Nord. Puis, je suis devenue ado et j'ai arrêté de me baigner. Yark, un costume de bain.
Jusqu'au jour où, des années plus tard, je suis allée à Maui et j'ai acheté un nouveau maillot pour l'occasion. Fou raide, je sais.
J'avais peur des dents de la mer
J’avais peur. J’avais cette peur déraisonnable qu’une main venue de nulle part m'attrape soudainement par la cheville pour me tirer vers les profondeurs de la mer. Ou qu'une dégoutante algue gluante me frôle les pieds. Ou de perdre une jambe dans une sanglante attaque de requins-tigres.
Toutes les raisons semblaient bonnes d'avoir peur.
Puis un voyageur à qui j'en ai parlé m’a dit : « Non. N-O-N. On s’en va à la mer, voici des palmes, un masque et un tuba. Tu vas voir, sous l’eau, c’est la vie. »
Sous l'eau, c'est la vie...
Encore une fois : sous l'eau, c'est la vie.
L'océan et ses extraterrestres
Une fois que j’ai compris comment respirer sous l’eau sans avaler deux litres de liquide salin, j’ai atteint un niveau de relaxation inégalé. Autour de moi, ça grouillait de vie au ralenti : les poissons, les bulles, les coraux, les planctons. En dedans de moi, l'existence pure.
Puis, soudainement, j'ai fait un face à face avec une étrange et mystérieuse créature aux airs d'extraterrestre.
On aurait dit une petite branche qui flottait à la dérive, avec un regard animé par des fines billes noires. Je n'en croyais pas mes yeux. Devant moi, ce miniature cheval de mer me fixait du regard. On s'est adoptés pendant quelques minutes, le temps que les courants marins nous emportent et qu'on finisse par dévier vers d'autres chemins.
En sortant de l'eau, j'étais abasourdie. La bestiole aquatique et moi, nous avions été mutuellement fascinés l'un envers l'autre. Je ne sais pas comment Christophe Colomb s'est senti lors de son premier contact avec les autochtones, mais je sais comment je me suis sentie quand j'ai rencontré un cheval de mer et que j'ai vu ses petits yeux curieux.
Une scène à la fois simple et surréelle. Est-ce que la chanson These Eyes du groupe The Guess Who a été écrite suite à un échange de regard avec une créature marine? Probablement pas, mais quand même. Ces yeux-là, je ne les oublierai jamais.
Nous nous sommes vus nous voir.
Je ne m’en suis jamais vraiment remise, dans le sens positif de ne pas s'en remettre.
Le regard de l'hippocampe n'est pas le genre de chose qu'on prend en selfie, et pourtant, son souvenir ne me quittera jamais.
Je ne sais pas ce qui est advenu de cette créature, mais j’ai attrapé ce jour-là la piqûre des tête-à-tête avec la faune marine. Une passion est née. Mon objectif? Faire connaissance avec un maximum d'E.T. d'ici mes vieux jours.
Les yeux de la mer sont rivés sur nous
Quelques années plus tard, il y a eu les dauphins sauvages de Nouvelle-Zélande. Des centaines de dauphins qui virevoltaient autour de la dizaine d’humains curieux venus les saluer. Pour attirer leur attention, on chante dans l’eau. Le spectacle, c’est nous, et le public, c’est eux.
Encore une fois, des yeux. Des fenêtres sur l'âme. Je dirais même, des bay windows panoramiques sur l'existence.
Des mois plus tard, il y a eu les grands requins blancs que j’ai observés durant une activité de cage diving. Ces mêmes créatures qui m’avaient fait sortir de la piscine durant mon enfance. Seulement, pour une fois, ils étaient vrais. Et je ne voulais plus sortir de l'eau devant leur surprenante élégance.
Ce n’était pas encore assez pour rassasier ma quête vers les regards de l'océan. (Je ne veux pas vous vendre le punch, mais je ne serai jamais rassasiée de cette mission malgré mes efforts.)
Il restait les baleines à bosse. Une mission presqu'impossible, mais pas vraiment. J’ai donc décidé me rendre dans no man’s land océanique afin de pouvoir nager en regardant une maman baleine et son veau directement dans les yeux.
En regardant ces baleines directement dans le blanc de l'oeil, on a mutuellement confirmé notre existence. Existence dont la signification fut décuplée par cette expérience des plus inusitées.
Il y a eu aussi les tortues énormes en Australie, les phoques, les requins ordinaires, les raies manta, les serpents de mer. Jamais je n’ai autant vécu que lorsque j'ai porté un costume de bain. Qui l'eût cru.
Un jour, j'espère qu'il y aura dans ma vision des requins-baleines. Des cachalots. Des baleines bleues. Des pieuvres. Des mégalodons qui auront miraculeusement survécu à l'extinction de leur espèce.
On cherche tous le bonheur (ça l'air), et je l'ai trouvé alors qu'il se cachait loin de nous, dans l'océan.
Il y a beaucoup de choses qui se cachent dans les fonds marins. Et quand on y trouve du plastique, il n'y a pas de quoi se réjouir. Parce que du plastique, il y en a rien qu'en masse. Ce qu'on voit, ce n'est que la pointe de l'iceberg sur lequel on fonce directement.
Il faut avoir le courage de regarder sous l'eau à nouveau, comme quand on avait peur d'y trouver un monstre dans la piscine. Cette fois-ci, il est bien réel, et il va falloir l'affronter si on veut continuer que la mer ait des yeux à regarder.
Du microplastique partout, partout, partout
Se mettre la tête dans le sable devrait appartenir à une autre époque. Désormais, quand on ne veut pas voir quelque chose, je suggère qu’on dise qu’on se mette la tête dans une mer de particules de microplastiques.
Le journal The Guardian rapportait dans les derniers jours une récente étude qui démontre que la présence inquiétante de ces microplastiques dans les cours d’eau du Royaume-Uni, dans les eaux souterraines des États-Unis, dans la rivière Yangtze en Chine ainsi que sur les côtes de l’Espagne. Du microplastique, c’est quoi? Ce sont des particules de plastique d’une taille inférieure à 5 millimètres.
Dans la Tamise, à proximité de la ville de Manchester, on retrouve plus de 1 000 petits morceaux de plastique par litre d’eau. Pensez-y deux secondes. C’est énorme. C’est la pire région étudiée à ce jour.
En Indonésie, il y aurait même certaines bactéries dangereuses qui s'y incrustent. L'adaptation, c'est aussi ceci.
On trouve également des morceaux de plastique dans des cours d’eau isolé en Écosse, mais dans un ratio d’environ deux ou trois morceaux par litre. Le monstre du Loch Ness n'est pas à blâmer pour cette pollution. Le plastique, c'est nous.
Les scientifiques qui ont mené le projet sont passablement découragés par leurs découvertes, plus catastrophiques que ce à quoi ils s’attendaient.
Les microplastiques se retrouvent même dans les plus hauts sommets montagneux du monde et dans les abysses des profondeurs de l’océan. Ils sont ingérés par les organismes qui y vivent : un gros poisson en mange un autre, puis on va pêcher ce poisson et le manger. Tout est dans tout.
La plupart des animaux sur Terre ingèrent du plastique. Même si on est végétarien, ces microplastiques se retrouvent dans l’eau du lavabo, sans compter les particules qui proviennent directement des bouteilles d’eau qu'on achète. II y a probablement déjà du plastique dans votre propre corps.
On ne peut pas effacer ce qu’on a déjà fait, mais on peut (et on doit) réfléchir à des alternatives à notre ridicule surconsommation de plastique à usage unique.
Et tout ce plastique ne vient pas que des bouteilles de liqueur qui trainent sur la plage. (D'ailleurs, le #Trashtag Challenge est un défi viral pas idiot du tout qui circule ces jours-ci, qui encourage les gens à nettoyer les endroits dans la nature remplis de détritus et de publier des photos avant / après... Quelle belle idée!)
Les microplastiques proviennent aussi des tissus synthétiques pour nos vêtements, des pneus de nos véhicules, et de microbilles qui sont déversées dans les cours d’eau. Il reste encore des études à faire pour comprendre exactement les sources de cette pollution et surtout son impact sur l’écosystème. Nous ne sommes qu'au début de notre compréhension de ce problème grandissant.
Et dire que depuis des années, l'humain a peur des dents de la mer, qu'il a peur d'être avalé par une baleine comme dans Mobidick... Le dentier qui nous mordera le derrière, il est plutôt en plastique. Si on ne se gère pas, non seulement les générations qui suivront ne pourront pas s'émerveiller devant les aquaterrestres eux aussi, mais la plupart des espèces vont contenir du plastique. Il serait bien de ne pas globalement s'empailler de plastique, non?
Les yeux de la mer sont tournés vers nous. Tant qu'ils existent, on existe aussi. Parce que sous l'eau, c'est la vie.
L'eau, c'est la vie.