On le sait, la pandémie -qui malgré ce que beaucoup de gens aimeraient croire, n’est pas terminée- a été particulièrement dure pour l’économie. La majorité des secteurs ont été touchés, certains beaucoup plus durement que d’autres. Pour quelques industries, le retour à la normale s’effectue tranquillement, tandis que pour d’autres, l’impact durera probablement encore de nombreux mois, voire des années.
Récemment, une lettre d'opinion publiée dans La Presse, co-signée par plusieurs joueurs du monde de la culture dont Sophie Prégent, la présidente de l’Union des artistes, posait la question : Qui voudra encore être travailleur autonome? La lettre, qui présentait une réflexion intéressante, se voulait comme un cri du cœur pour exposer «l’angle mort de notre filet social,» c’est-à-dire la précarité des travailleurs autonomes, amplifiée par la crise.
Les promesses du travail autonome sont attirantes…
Dans les dernières années, plusieurs personnes autour de moi se sont tournées vers le travail autonome, particulièrement dans le milieu que je connais bien : celui du Web. Je suis moi-même devenue travailleuse autonome il y a 8 ans, parce que les caractéristiques de cette vie étaient très alléchantes… J’avais alors deux jeunes enfants et j’étais très malheureuse de les laisser à la garderie très tôt le matin pour les reprendre juste avant la fermeture le soir. Cette vie de famille ne me paraissait avoir aucun sens. Me partir à mon compte, pouvoir rester à la maison avec un horaire souple me paraissait donc être la solution idéale !
Et je n’ai jamais regretté cette décision. J’ai eu de la chance ; malgré quelques périodes plus difficiles, je n’ai jamais manqué de travail. Et même si mes revenus ont légèrement diminué depuis le début de la pandémie, tout va bien. Je n’ai pas eu recours à la PCU et je suis consciente que ma famille est privilégiée parmi plusieurs autres.
Je suis loin d’être seule : selon cette source, il y aurait autour de 555 000 travailleurs autonomes au Québec, un nombre en hausse constante depuis les dernières décennies. On les retrouve parmi tous les groupes d’âge et tous les niveaux de scolarité, avec par contre une proportion plus élevée d’hommes que de femmes. Leurs domaines d’emploi sont également très diversifiés.
Mais la crise a aussi relevé les failles de ce système
Si je m’en sors bien, j’ai plusieurs amies pour qui la situation est moins rose. Pour certaines, le travail autonome est arrivé après un certain parcours professionnel, dans une volonté de laisser tomber le 9 à 5 et d’être sa propre patronne. Pour d’autres, le travail autonome est pratiquement la seule possibilité si elles veulent œuvrer dans leur domaine.
Ariel Tarr, qui est photographe à Montréal, s’est tout à coup retrouvée devant rien à la mi-mars. Habituellement très en demande, son agenda était plein plusieurs mois à l’avance. Elle a donc passé «d’une business qui marche» et qui faisait vivre sa famille depuis plusieurs années, «à 0». Son mari étant également à son compte dans le domaine du cinéma, la situation est rapidement devenue préoccupante, surtout parce qu’elle devait continuer à payer son studio de photo, qui correspond à «l’équivalent d’une 2e hypothèque». Pour cette famille avec deux enfants, la PCU a donc été salutaire et indispensable pour se maintenir à flot.
Depuis peu, elle a recommencé à travailler et elle en est vraiment très heureuse. Par contre, la crise l’a secouée, parce qu’elle n’avait jamais vraiment cru une telle situation possible. La grande majorité des photographes, ainsi que des autres métiers connexes, travaillent à leur compte non pas nécessairement par choix, mais plutôt parce que c’est ainsi que le système est fait. Abandonner le statut précaire -et particulièrement vulnérable en temps de crise- viendrait donc forcément avec une réorientation complète.
Et même les autres options ne sont pas évidentes pour les personnes comme elle : «pour ceux d’entre nous qui se sont retrouvés avec leurs enfants 24 heures sur 24, c’était encore moins facile de réinventer sa business, comme on a entendu qu’on devait faire au plus fort de la crise. Sans le temps ni l’espace mental à y consacrer et en période de grand stress, la productivité, la créativité et l’énergie n’étaient pas au rendez-vous. C’était aussi impossible pour moi de me trouver une autre job temporaire sans avoir d’options de gardiennage!»
C’est un peu le même son de cloche pour Nancy Bordeleau, qui est à la tête de Cinq Fourchettes, l’un des blogues culinaires les plus populaires au Québec. Bien qu’elle adore son métier et ne se voit pas faire autre chose, elle s’est trouvée ébranlée par cette période difficile. Pour cette mère monoparentale avec deux grands enfants qui vivent encore avec elle, les conséquences indirectes de la crise sont assez coûteuses : elle s’est trouvée obligée de mettre la maison dans laquelle elle vit depuis 20 ans en vente.
Elle envisage ce nouveau départ de manière sereine, mais sait également que si elle avait été employée avec plus de sécurité et de stabilité (plutôt que d’être son propre employeur), les institutions financières auraient certainement été moins frileuses durant ces circonstances particulières. Malgré ça, Nancy croit qu’au départ, «il n’y a pas plus inventif et résilient qu’un travailleur autonome, car on est habitués de vivre dans un certain chaos!»
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L’équilibre entre flexibilité et sécurité
Bien rares sont les personnes qui peuvent affirmer haut et fort qu’elles occupent un emploi parfait en tous points, sans aucun inconvénient. Mais en gros, la dichotomie entre un emploi salarié et un travail autonome se décline ainsi : le premier procure plus de sécurité, tandis que le 2e amène plus de flexibilité. L’équilibre idéal entre les deux varie d’une période à l’autre et dépend de plusieurs facteurs.
Si lorsque tout va bien la flexibilité, la liberté ainsi que l’avantage d’être son propre patron pèsent plus lourd dans la balance, en temps de crise les perspectives changent… Et soudainement les avantages de la sécurité d’emploi ressortent. Cette citation du New York Times met en lumière toute la fragilité des travailleurs autonomes : «Considérés comme des pigistes et non pas comme des employés à temps plein, ces travailleurs ont peu de protection comme un salaire garanti ou des congés de maladie payés qui, en temps de crise, deviennent des bénéfices cruciaux.»
La pandémie changera-t-elle la donne ?
Dans les dernières années, beaucoup de nouveaux emplois autonomes sont apparus dans notre société, à commencer par des rédacteurs Web/créateurs de contenu comme moi, des Youtubers et des «influenceurs». Mais au-delà de ce côté plus en vue et glamour, il y a également eu une forte montée des travailleurs de «l’industrie de la commodité»… C’est-à-dire tous ceux qui livrent nos colis Amazon, nous apportent des repas des restaurants, reconduisent les gens sans pourtant faire du taxi officiel ou rendent toutes sortes d’autres services et effectuent des «petites jobines» rémunérés.
Quand on parle de ces derniers, la pandémie a à la fois montré leur importance et relevé l’injustice de leur condition : ils effectuent un travail essentiel mais peu rémunéré, valorisé ou considéré. Ils ont permis que nous puissions faire de la distanciation sociale parce qu’ils ont continué à nous apporter ce dont nous avions besoin à la maison, mais au prix de de ne pas pouvoir la pratiquer eux-mêmes et de mettre leur propre santé à risque, sans pour autant être capable de bien gagner leur vie.
Comment le travail autonome en tous genres survivra-t-il à cette crise majeure? Maintenant que beaucoup de travailleurs qui profitaient auparavant des avantages ont du mal à se projeter dans l’avenir, verra-t-on une décroissance de ce type d’emploi? Un sondage mené récemment au Royaume-Unis est assez sombre : environ la moitié des travailleurs autonomes interrogés avait perdu au moins 60 % de leurs revenus à cause de la pandémie, et la même proportion songeait à abandonner leur statut.