Savez-vous quelle publicité a suscité le plus de plaintes en Australie cette année? On pourrait peut-être penser que celle-ci montrait… de la violence graphique? Une incitation à la haine? Ou encore qu’elle s’adressait aux enfants tout en ayant un propos mensonger?
Mais non. C’était plutôt… Une publicité pour des serviettes hygiéniques. Dont le message était : «Les règles sont normales. Les montrer devrait l’être aussi».
Voici la publicité en question (en anglais).
Après que cette vidéo ait été diffusée une seule fois aux heures de grande écoute à la télévision (durant l’émission Survivor), l’organisme qui chapeaute l’industrie de la publicité en Australie a reçu non moins de… 600 plaintes. C’est presque 3 fois plus que la 2e publicité ayant indigné les téléspectateurs cette année, c’est-à-dire 244 plaintes à propos de la bande-annonce d’un film d’horreur assez hardcore.
Qu’est-ce que cette publicité avait de si choquant?
En gros, sur une vidéo de 2 minutes 30, on y voit deux images qui n’ont pas passé : quelques gouttes de sang qui coulent sur la cuisse d’une femme dans la douche. Mais aussi et surtout la suggestion (puisque l’image devient rapidement pixelisée) en gros plan d’une femme assise sur les toilettes et qui baisse sa culotte munie d’une serviette hygiénique, sur laquelle on devine quelque chose de rouge. Un geste que TOUTES les femmes ont répété tellement souvent… Mais qui devrait, on le suppose, surtout et à tout prix rester caché.
L’organisme en question, Ad Standards, énumère les commentaires des plaignants, qui ont qualifié la publicité de «vulgaire», «dérangeante», «offensante», «de mauvais goût», «dégradante» et «inappropriée pour les enfants». Je ne peux qu’applaudir Ad Standards dans cette histoire, parce que l’organisme a par la suite répondu dans un rapport de 23 pages que la publicité ne contrevenait d’aucune manière à sa réglementation. Un par un, Ad Standards a même réfuté tous les arguments des plaignants et a affirmé «qu’il n’y a pas, dans la publicité, d’images ou de mots péjoratifs qui signifieraient que les femmes devraient être gênées d’avoir leurs règles ou qu’une femme qui a ses règles est une personne considérée comme inférieure».
Comment cette publicité se distingue des autres
Et pourtant, lorsqu’on prend le temps de visionner la publicité plusieurs fois, on réalise qu’elle reprend beaucoup les mêmes codes que les publicités traditionnelles de protection féminine, par exemple celui voulant qu’on montre «que les femmes n’ont pas besoin d’être freinées dans leurs activités» par leurs menstruations. On y voit entre autres une jeune étudiante dans une bibliothèque, une athlète, une femme qui se baigne dans une piscine, une danseuse, une pompière en train de combattre un feu, etc.
Mais la différence, c’est d’abord que la publicité le fait d’une manière qui me paraît très authentique et non pas «idéalisée» ou «euphémisée» pour la télé. On y voit ou on y suggère également de la douleur physique, de l’inconfort, des émotions à fleur de peau…
L’autre chose que j’ai particulièrement appréciée, c’est que la vidéo semble simplement tenir pour acquis que les menstruations ne sont pas quelque chose qu’il faut cacher! Une femme à un souper demande sans gêne si quelqu’un a une serviette, une autre change son message d’accueil de courriel pour expliquer qu’elle va travailler de la maison en raison de règles particulièrement abondantes… On y voit même un homme acheter un paquet de serviettes le soir dans un dépanneur désert! Ce qui m’a rappelé cette anecdote : j’ai déjà envoyé mon conjoint acheter des tampons à la pharmacie… Et tant qu'à y être il s’était aussi pris un magazine de voitures. Il m’a ensuite raconté que la caissière et lui étaient partis du même fou rire, après que cette dernière lui ait fait remarquer qu’il n’aurait pas pu choisir deux items plus représentatifs de la féminité et de la masculinité!
Du patriarcat au liquide bleu
Cette capsule réalisée par le journal Le Monde en France m’a aidé à comprendre pourquoi les menstruations sont aussi tabou… Les historiens et anthropologues s’entendent pour dire que dès que le patriarcat s’est installé dans les sociétés, les femmes ont commencé à être considérées comme «impures». Une différence claire s’est établie entre le sang «noble» des hommes (celui qui résulte de blessures subies à la guerre ou à la chasse par exemple) et le sang «sale» des femmes.
Ce n’est pas pour rien que cette honte et ce tabou relié aux règles est ancré au plus profond de nous… Les textes fondamentaux des 3 grandes religions monothéistes l’expriment même clairement ainsi! Puis par la suite, les penseurs, scientifiques et médecins ont constamment relayé et réinterprété cette idée de «l’infériorité de la femme due à cet écoulement mensuel[1] ». Résultat : quelque chose d’aussi universel (puisque concernant 50 % des êtres humains) que banal est devenu un secret honteux.
L’objectif de ce tabou est clair et intimement lié au patriarcat auquel il est associé : exercer un contrôle sur les femmes et sur leur corps… Parce que comme le fait remarquer l’auteure et journaliste française Élise Thiébaut, ce qu’on oublie souvent lorsqu’un tabou est établi, c’est qu’il l’a été pour essayer de museler un pouvoir dont on a en fait très peur.
Même aujourd’hui, on parle encore étonnamment peu des règles et lorsqu’on le fait, on peut encore souvent ressentir le malaise ambiant. C’est encore difficile de prononcer le mot «menstruations»; même dans le quotidien et l’intimité, le réflexe de le remplacer par d’autres expressions («tante Sophie», «être indisposée») est fort.
Vous êtes-vous déjà arrêtée pour réfléchir à l’absurdité complète de ce fameux «liquide bleu» qu’on utilise habituellement dans les publicités d’hygiène féminine?
Protéger les enfants… contre quoi?
J’ai trouvé ça très triste de constater que de nombreuses plaintes formulées à Ad Standards ont été faites sous le couvert des enfants… Un exemple typique étant une mère qui se disait outrée que cette publicité «expose ses jeunes enfants à des concepts adultes avant que ce soit nécessaire, ces derniers n’étant pas prêts à avoir cette conversation».
Je ne mets nullement en doute la sincérité ni le raisonnement de cette femme! Mais je crois simplement que concevoir les règles comme étant quelque chose «dont il faut protéger les enfants» avant un certain âge participe exactement à alimenter le tabou, en donnant beaucoup plus de gravité à cette condition parfaitement naturelle qu’elle devrait en avoir.
Les règles ne sont pas «un concept d’adulte». Elles ne sont même pas reliées à la sexualité, mais plutôt à la biologie la plus élémentaire. Si un jeune enfant pose une question là-dessus, c’est simplement par curiosité naturelle, sans a priori ni jugement de valeur déjà associé. La réponse peut être tout à fait adaptée à son âge, sans devoir se perdre dans les détails. Un enfant qui reçoit une telle explication simple et franche passera rapidement à autre chose. Un enfant qui ressent le malaise et la honte face à sa question héritera bien vite lui aussi du tabou.
Chaque famille possède sa dynamique propre et doit évidemment respecter son rythme et sa zone de confort… Mais chez nous, les règles ont toujours «fait partie de la vie», ni plus, ni moins. Ce n’est ni un problème ni une bénédiction, c’est juste… là, ça se discute et ça se vit complètement normalement, comme tout le reste. Le besoin d'avoir une conversation là-dessus ne s'est jamais présenté, puisque la compréhension du phénomène s'est faite naturellement, graduellement et avec le temps... Je l’ai vécu ainsi spécifiquement pour que mon fils ne grandisse pas en considérant ceci comme mystérieux ou étrange… Et encore plus pour que ma fille, le jour où ça lui arrivera, ne ressente pas comme ça a été mon cas un mélange très confus de perplexité, d’incompréhension et de honte.
Aimer ses règles?
Je n’irai certainement pas jusqu’à dire que pour s’en sortir, c’est important… d’aimer ses règles. Ce n’est quand même pas une partie de plaisir non plus, ça a le don d’arriver quand ce n’est pas le temps… Et puis l’expérience de certaines femmes est si pénible et incapacitante que ce serait insultant de simplement leur dire qu’elles devraient moins s’en faire avec ça.
Mais ça me semble évident que la clé, c’est plutôt de… ne plus les subir. Et que le tabou relié à ça perpétue cette espèce d’idée qu’il n’y a pas d’autre choix que de les subir et de «souffrir» en silence. Il n’y a aucune honte à avoir ni aucun euphémisme à employer à propos des menstruations! En fait, les quelques fois dans ma vie où j’ai osé en parler, par exemple pour expliquer pourquoi je me sentais à côté de la plaque au travail, ça a toujours été accueilli favorablement et avec beaucoup d’empathie. Probablement parce que ça nous ramène toutes à une expérience commune fondamentale et que… ça peut même rassurer les gens! (Non, je n’ai pas pris une journée de congé pour aller passer une entrevue, mais bien parce que mes crampes étaient tellement intenses que j’étais à peine capable de me lever).
Qu’est-ce qu’il faut faire pour moins subir ses règles? Accepter qu’elles font simplement partie de la vie. Les accueillir comme un signe que notre corps fait exactement ce qu’il est supposé faire –quelque chose dont on oublie souvent toute la portée et qu’il ne faut jamais prendre pour acquis. Les percevoir comme un baromètre rassurant à propos de notre santé et de notre état en général. Se rappeler qu’un jour ce cycle de fertilité pourra être bienvenu (ou que c’est lui qui, pour la majorité, nous a amené nos enfants lorsqu’on est déjà mère). Y voir au moins la confirmation soulageante qu’on n’est pas enceinte lorsqu’on n’a pas envie de l’être…
[1] Source : Citation de l’historienne Nahema Nahafi, Capsule Le Monde